Dr Adrien Biassin
Alchimiste de transformations intégrales
Dans ce volet « Tout ce que j’aurais aimé savoir sur mon chemin », l’émotion arrive forcément en premier lieu. Nous n’avons pas rencontré de la même manière les émotions selon notre milieu socio-économique, nos croyances, notre religion, notre environnement professionnel et nos études — bref, notre bain culturel. Grandir dans un quartier populaire au sein d’une famille de prolétaires ne donne pas les mêmes accès à l’expression émotionnelle que grandir dans un milieu d’artistes où les émotions sont parfois le matériau même de la création. Les émotions sont à la fois intimes et universelles. Elles nous traversent tous, quel que soit notre âge, notre culture, notre genre. Nous ne sommes pas égaux face à l’émotion, ni dans notre capacité à la ressentir, ni dans la permission de l’exprimer. Et je ne sais pas si c’est votre cas, mais parler de mes émotions a longtemps été une anomalie, voire un soupçon. Dans le langage courant, elles sont souvent jugées, ravalées, moquées : trop sensibles, trop envahissantes, pas assez rationnelles.
Pourtant, l’émotion est la base constitutive de notre humanité. Est-ce que vous avez appris quelque chose à ce sujet à l’école, au collège, au lycée, en études supérieures ? Moi, non. J’ai appris les verbes irréguliers allemands, le subjonctif parfait, le théorème de Pythagore. Mais rien sur ce que je ressentais. Nous sommes émotions mais nous n’en parlons pas, nous l’ignorons. Cette faiblesse coûte désormais à l’humain : son incapacité à ressentir, à vivre et à exprimer ses émotions. C’est l’éléphant au milieu de la pièce. Nous sommes faits d’émotions, mais nous ne savons pas les vivre.
Comprendre ce qu’est une émotion, à quoi elle sert et comment elle fonctionne est un premier pas vers la guérison — individuelle et collective. Leur mauvaise compréhension provoque des blocages, des conflits, des maladies, une perte de lien à soi. J’aurais aimé lire ce texte dix ans plus tôt. J’aurais gagné du temps et évité quelques mauvaises péripéties.
Commençons par les bases. Petit point définition : le mot « émotion » vient du latin emovere, qui signifie « mettre en mouvement ». Une émotion est donc un élan, une force qui surgit en réaction à un stimulus interne ou externe. C’est une réponse physiologique, psychique et parfois spirituelle qui a pour but de nous faire sentir, réagir, nous adapter.
Contrairement aux pensées, qui analysent, les émotions signalent, orientent, avertissent. Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises : elles sont des messagères du vivant en nous. Il m’a fallu des années pour comprendre que je ne pouvais pas contrôler mes émotions mais qu’il fallait simplement apprendre à les écouter, les aimer, les traverser, les vivre. Lorsqu’une émotion émerge, elle est toujours là pour une raison : elle nous guide vers un besoin, une valeur, une mémoire, une alerte, un souvenir. Vouloir la contrôler, c’est censurer ce que notre intériorité cherche à exprimer. Elle ne demande pas à être maîtrisée mais à être reconnue.
Une émotion est censée suivre un cycle naturel de quelques secondes à quelques minutes. Ce cycle se déroule en plusieurs étapes :
· Un stimulus est perçu : une situation externe (un mot, un événement) ou une pensée surgit
· Une émotion se déclenche : par exemple la peur, la colère, la joie, etc.
· Elle est ressentie dans le corps : tension, chaleur, accélération du rythme cardiaque…
· Elle est exprimée ou mobilisée : par un geste, une larme, un cri, une parole
· Elle est accueillie et digérée : dans un cadre sécurisant, elle peut s’apaiser
· Le système nerveux revient à l’équilibre : le corps se relâche, l’esprit retrouve de la clarté
Une émotion n’est pas seulement un message, c’est aussi une énergie corporelle qui a son propre langage. Une émotion est donc à la fois un message et une énergie. Le corps alors conserve cette charge émotionnelle non libérée, qui peut se transformer en symptômes physiques, en réactions disproportionnées ou en schémas de survie.
Émotion = énergie + message
Et dans notre culture, cette éducation émotionnelle est absente. De manière générale, nous n’apprenons pas à traverser une intensité émotionnelle, quelle qu’elle soit : joie, excitation, plaisir, douceur, colère, honte, désespoir ou peur de la mort. Nous bloquons, refoulons ou fuyons l’émotion. Ne vous blâmez pas. Vous savez résoudre une équation du second degré mais pas comment vous réguler après une dispute ? Vous avez votre permis de conduire mais aucune idée de quoi faire de votre désespoir ? Ce n’est pas vous le problème. C’est le monde qui vous a appris à ignorer vos fondations.
Voici ce que les émotions nous apportent de fondamental :
· Elles nous connectent à notre vécu profond : elles sont l’expression du lien entre notre corps, notre mémoire, notre présent, nos blessures, nos traumatismes.
· Elles nous alertent quand quelque chose est en jeu (danger, injustice, perte, désir, amour, intégrité morale psychique, physique).
· Elles nous informent sur nos besoins non comblés : sécurité, reconnaissance, liberté, appartenance, amour.
· Elles nous permettent de nous relier aux autres de façon authentique et vulnérable.
On pourrait dire que l’émotion est à la psyché ce que la douleur est au corps : un signal d’alerte indispensable. Les ignorer, c’est s’éloigner de notre boussole intérieure.
Dès l’enfance, on apprend à taire nos émotions : « arrête de pleurer », « sois fort », « prends sur toi », « ne fais pas de scène », « ne sois pas en colère », « tu es trop sensible », « tu ressens trop de choses », « fais ce que je te dis ».
Ce conditionnement est non seulement socialement normé et valorisé mais il constitue ce que la psychanalyste Alice Miller appelait déjà dans les années 80 une pédagogie noire : un système éducatif fondé sur la soumission émotionnelle et la répression des affects pour produire des enfants obéissants, coupés de leur ressenti — donc adaptables. Et c’est très pratique pour le développement de notre société thermo-industrielle.
Gabor Maté, médecin spécialiste des liens entre maladie et émotions réprimées, parle lui aussi d’un « traumatisme de la normalité » : une culture où la dissociation est perçue comme l’état adulte « équilibré » et où l’expression émotionnelle devient suspecte.
Ce conditionnement, relayé par l’école, la famille, les institutions, est une dissociation institutionnalisée et collective. Le système scolaire valorise la performance cognitive au détriment du vécu intérieur. Le monde professionnel récompense ceux qui ne « craquent » jamais. Dans l’espace public, l’émotion est une anomalie. Une faiblesse. Un écart. Il y a aussi un traitement inégal de l’émotion selon le genre. Une femme en colère dans la rue est qualifiée « d’hystérique » quand il s’agit d’une aptitude « normale » pour un homme. Ce dernier est traité de « faible » s’il pleure alors que c’est une aptitude « normale » pour une femme.
Bessel van der Kolk, dans Le corps n’oublie rien, montre que le traumatisme, souvent enraciné dans l’enfance, se fixe dans le corps précisément parce que l’émotion n’a pas pu circuler, ni être contenue, ni être reconnue. Le problème, ce n’est pas l’émotion. Le problème, c’est qu’on a construit une civilisation qui ne veut pas l’entendre.
Et ce qu’on refuse d’écouter finit toujours par crier plus fort ! Et cette répression émotionnelle produit des fractures invisibles mais ravageuses. Des micro-séismes internes qui, à force d’être contenus, finissent par fissurer toute la structure de l’être.
- Accumulation de tensions internes : À force de ravaler, d’étouffer, de « prendre sur soi », le corps devient un réservoir sous pression. Les émotions non exprimées ne disparaissent pas : elles s’emmagasinent dans le système nerveux, les muscles, les organes. Le sourire est là, mais les mâchoires sont serrées. Le dos est raide. Le ventre noué. Ce sont des alertes internes chroniques : fatigue inexpliquée, douleurs diffuses, hypersensibilité aux critiques, irritabilité permanente. Le corps tente de dire ce que la bouche n’a jamais pu exprimer. Mais comme personne n’écoute, il parle plus fort. Jusqu’à ce qu’il crie.
- Incompréhensions relationnelles : Quand on n’a pas appris à nommer ce qu’on ressent, on projette. On accuse. On se coupe. Ou on s’écrase. Il devient difficile d’entrer en lien authentique, parce que l’on vit derrière une armure émotionnelle. Le mal-être est là, mais il n’a pas de langage. Alors les conflits se répètent. Les non-dits s’accumulent. La communication devient un champ miné. Et même l’amour devient difficile : on aime avec des barrières, des schémas, des peurs anciennes. On rejoue ce qu’on a vécu sans s’en rendre compte. L’émotion non reconnue devient un parasite du lien.
- Isolement affectif : Celui qui ne peut pas pleurer, crier, trembler ne peut pas non plus se sentir pleinement vivant. Il devient seul, même entouré. Parce qu’il est seul à l’intérieur. Les émotions enfouies créent un sentiment de déconnexion : à soi, aux autres, au monde. On se dit qu’on va bien, mais le vide est là. Le cœur est inaccessible. Les relations deviennent superficielles ou utilitaires. Le besoin d’amour est immense, mais on ne sait plus comment s’exposer sans se sentir en danger. Alors on se protège jusqu’à l’asphyxie.
- Burn-out, troubles anxieux, maladies somatiques. Ce n’est pas une défaillance individuelle : c’est un effondrement du corps après trop de dissimulation. Le burn-out est l’expression finale d’un refus d’écouter les signaux émotionnels et physiologiques pendant des mois, parfois des années. Le corps dit stop là où l’esprit voulait continuer. L’anxiété chronique, les troubles digestifs, les douleurs inexpliquées, les insomnies ou les phobies sont souvent des émotions comprimées depuis l’enfance — émotions interdites, ridiculisées ou jamais reconnues. Ce sont les cicatrices d’un système nerveux resté en mode survie.
Selon les approches, on identifie généralement 4 à 7 émotions de base :
😊 Joie : signal de satisfaction, de lien, d’alignement
😢 Tristesse : signal de perte, d’attachement, de besoin de ralentir
😠 Colère : signal d’injustice, de non-respect, d’envahissement
😨 Peur : signal de danger, de menace (réelle ou perçue)
🤢 Dégoût : signal de rejet de ce qui est toxique ou inacceptable
😮 Surprise : signal de nouveauté, de rupture
😳 Honte/culpabilité (parfois rajoutées) : construites socialement, mais puissamment intégrées.
Ces émotions primaires peuvent se combiner et générer une infinité de nuances émotionnelles (jalousie, admiration, anxiété, nostalgie…). La langue française offre un large panel de mots pour définir avec assez de précisions les émotions. Ci-dessous la célèbre roue des émotions.
Il existe plusieurs approches, théories et philosophies pour laisser une émotion circuler sans la bloquer. Ici, je vous présente la plus directe, la plus radicale, celle qui marche le mieux : vivez là ! Jusqu’au bout ! Par le corps, sans filtre, sans rationalisation, sans honte ! Pas de yoga machin truc, pas de méditation bidule truc (pas à ce stade en tout cas). Non, à fond. L’émotion au maximum.
Faites-le dans un cadre sécurisé, un temps dédié, un espace à vous sans autojugement. Cette approche est très puissante. Parce qu’elle rend à l’émotion ce qu’elle n’a jamais eu : le droit d’exister, pleinement ! Dans le corps. Dans le cœur. Dans la chair !
· 😊 Joie : Danse, saute, ris, joue. Laissez-la vous traverser comme un feu d’artifice. Faites le gamin, l’émerveillé, le délirant. Mettez de la musique et laissez-vous aller jusqu’à l’épuisement délicieux. Quand votre corps vibre de joie, il vous apprend ce que c’est que d’être vivant.
· 😢 Tristesse : Pleurez, pleurez, pleurez encore. Laissez la vague passer, laissez-vous être submergé sans vous retenir. Allongez-vous, tenez-vous, bercez-vous, hurlez si vous avez besoin. Mettez des mots ou pas. Respirez dans le plexus, le ventre, le cœur. La tristesse est noble. C’est une rivière qui lave.
· 😠 Colère : Laissez-la monter comme un méga volcan éruptif. Criez dans un oreiller. Tapez sur un matelas. Fracassez du bois mort. Poings, pieds, corps entier. Devenez un animal, retrouvez la bête en vous, la part d’animalité, ça vient vous chercher dans les profondeurs. Ne blessez personne, ni vous ni les autres. Allez au bout, jusqu’au tremblement. Le corps sait quand c’est fini. Et quand c’est fini, il se relâche. La colère vide soulage.
· 🤢 Dégoût : Exprimez le « non » viscéral. Levez le bras, faites un geste de rejet, poussez un râle, crachez symboliquement ce que vous ne voulez plus. Sentez ce qui dans votre environnement, dans votre histoire, dans votre quotidien vous empoisonne. Mettez des sons, grimacez, repoussez avec le corps. Le dégoût vous indique ce qui ne vous appartient pas.
· 😨 Peur : Tremblez. Respirez. Bougez. La peur, c’est de l’énergie bloquée. Elle a besoin de sortir par le mouvement. Sautez sur place. Laissez votre corps secouer. Laissez les mains trembler, les jambes frissonner. Respirez fort. Refaites la scène, mais en fuyant, en courant, en criant. La peur se dissout quand le corps rejoue ce qu’il n’a pas pu faire.
· 😮 Surprise : Arrêtez-vous. Écoutez. Laissez-vous choquer. Écarquillez les yeux. Ouvrez grand le souffle. Faites des sons d’étonnement. Puis laissez le corps décider s’il doit s’ouvrir ou se figer. La surprise est neutre. Elle vous invite à réévaluer. Ne la niez pas. Laissez-la vous éveiller.
· 😳 Honte/culpabilité : Courbez-vous. Cachez-vous. Et puis relevez-vous. La honte veut disparaître. La culpabilité veut réparer. Prenez un drap, cachez-vous dedans. Puis, osez sortir. Rejouez la scène où vous avez été humilié ou jugé. Et libérez-vous. Criez : « J’ai le droit d’exister ». Dites à voix haute ce que vous aurez voulu entendre. Réhabilitez-vous.
Accueillir une émotion, ce n’est pas se noyer dedans. C’est lui faire une place pour qu’elle puisse s’écouler comme une rivière après la pluie.
Nos émotions ne sont pas seulement psychologiques. Elles sont neurobiologiques.
Elles traversent notre système nerveux avant même d’être nommées par notre esprit. Le système nerveux autonome, composé des branches sympathique (action, mobilisation) et parasympathique (apaisement, régénération), gère notre capacité à ressentir, exprimer et réguler nos émotions.
Un système nerveux équilibré permet de vivre une émotion pleinement sans panique, sans dissociation, sans débordement. Mais lorsqu’il est déréglé — souvent à cause de traumatismes précoces ou chroniques — il se fige dans des cycles de survie (fight/flight/freeze/fawn) : lutte, fuite, figement ou adaptation excessive (fawn).
C’est Stephen Porges, créateur de la théorie polyvagale, qui a permis de comprendre que notre système nerveux ne fonctionne pas seulement en mode on/off mais qu’il s’ajuste en permanence en fonction du niveau de sécurité perçu. Et quand on n’a jamais été vraiment en sécurité émotionnelle le système reste verrouillé.
Peter Levine, à l’origine de la méthode Somatic Experiencing, a montré qu’un trauma non digéré n’est pas un souvenir figé mais une charge d’énergie bloquée dans le système nerveux. Tant qu’elle n’est pas relâchée, le corps continue d’agir comme si le danger était encore là. Deb Dana parle de « régulation co-créée » : nous n’apprenons à nous réguler que si, un jour, quelqu’un a su nous accueillir sans jugement dans nos émotions. Faute de cela, nous devons apprendre à recréer cette sécurité par le corps, pas par la tête. Gabor Maté, quant à lui, relie directement cette dérégulation aux maladies chroniques, aux troubles du comportement et aux dépendances. Car ce que le système nerveux ne peut pas exprimer sainement, il finit par le transformer en symptômes et comme le rappelle Bessel van der Kolk « le traumatisme est logé dans le corps, pas dans l’événement. »
Travailler sur ses émotions, ce n’est donc pas uniquement parler, comprendre ou analyser. C’est réapprendre, lentement, à ressentir. C’est rééduquer son système nerveux blessé à la douceur, à l’écoute, au mouvement. Et c’est pour cela que les pratiques somatiques, la respiration, la danse, la marche, le contact avec la nature ou les soins psycho-corporels sont essentiels. Parce qu’avant d’être « réparé », un être a besoin de se ressentir entier.
Dans une société qui nous pousse à produire, performer et paraître, ressentir est un acte subversif. C’est refuser la dissociation imposée. C’est dire : « je suis vivant ».
Les émotions sont des forces de vie. Les accueillir, c’est apprendre à redevenir humain. C’est aussi une forme d’écologie intérieure. Et peut-être, un jour, un levier pour changer le monde.
Mon article à venir : [Pourquoi guérir ses traumas, c’est politique]
Mes accompagnements individuels : régulation, guérison, transformation
Mes stages d’écologie intérieure : ressentir, libérer, renaître
Dr Adrien Biassin
Thérapeute, docteur, chercheur, enseignant, conférencier, auteur, écoaventurier, multi-créateur, poète de l'âme.
ABONNEZ-VOUS A MA NEWSLETTER
Dr Adrien Biassin
n° de SIREN: 853945491
Newsletter
Abonnez-bous et recevez des nouvelles quotidiennement
Créé avec © systeme.io