L’insécurité financière active et nourrit le trauma : anatomie politique de la dissociation

La société capitaliste moderne, centrée sur la croissance du PIB, l’accumulation de richesses et la maximisation du profit, génère une dynamique qui concentre les ressources entre les mains d’une minorité. Pendant ce temps, la majorité poursuit une course effrénée à la survie : précarité de l’emploi, endettement, logement instable, pression à produire, à consommer, à se débrouiller. Cette double réalité — d’abondance pour quelques-uns et de lutte constante pour beaucoup — crée non seulement des inégalités sociales et économiques, mais installe un rapport au corps, aux émotions et au monde qui devient profondément dissocié. La dissociation n’est pas seulement psychique : c’est une écodissociation, un rapport désincarné à soi, aux autres et à la Terre. La précarité financière ne vient pas seulement ajouter du stress : elle aggrave les traumatismes déjà existants, empêche la régulation du système nerveux, impose une mise sous tension permanente et latente — qui abîme les corps humains, le corps social et le vivant dans son ensemble.

Comment le capitalisme creuse les blessures et empêche la régulation du corps-esprit

La recherche sur les déterminants sociaux de la santé mentale montre de façon claire que des conditions économiques défavorisées - revenu faible, emploi instable, endettement, logement précaire - sont liées à une augmentation significative des troubles mentaux.

Par exemple, une étude (Nature, 2025) montre que les inégalités de revenu au niveau local sont associées à une probabilité plus élevée de dépression et d’anxiété (les quintiles de revenu les plus faibles ayant plus de deux fois le risque de dépression que les plus hauts). Le trauma psychologique, comme l’écrit une revue, est fortement déterminé par les conditions de vie : « Les personnes exposées à des conditions sociales plus défavorables sont plus vulnérables à une mauvaise santé mentale tout au long de leur vie, d'une manière [...] déterminée par des facteurs structurels qui génèrent et perpétuent des cycles intergénérationnels de désavantage et de mauvaise santé.». Et il y a encore des macronistes pour culpabiliser les personnes victimes du système !

Quand on vit sous la menace financière constante - « est-ce que je vais pouvoir payer mon loyer, mon gaz, mon assurance, ma nourriture ? », « est-ce que je vais perdre mon emploi, trouver un moyen de transport ? », « est-ce que je vais pouvoir nourrir les enfants après le 15 du mois ? » - le système nerveux reste en alerte. Cette alerte n’est pas ponctuelle, elle est chronique. Le corps se met en hypervigilance, la régulation du stress (système parasympathique) ne se déclenche pas, le corps ne retourne pas à l’état de repos. La notion d’allostatic load (charge tout-terrain du stress chronique) permet de comprendre comment cette surcharge conduit à l’épuisement, au dysfonctionnement immunitaire et aux troubles psychiques.
On peut dire que la précarité financière est un facteur aggravant majeur du trauma, parce qu’elle empêche la clôture - le « terminus » - des émotions, elle empêche la mise en mouvement nécessaire à la régulation.

La précarité comme dissociation structurelle

La dissociation est souvent décrite comme un mécanisme de survie : quand la douleur ou la tension dépasse ce qu’on peut supporter, on « sort de soi », on se déconnecte des sensations, on bannit l’émotion pour continuer. En situation de précarité financière, cette dissociation est structurée : on vit dans la dissociation par défaut, parce que le corps ne peut pas revenir à l’équilibre. On est sans cesse projeté dans l’anticipation, l’alerte, la réaction, ce qui empêche la présence, le silence, la respiration.

Le capitalisme entretient cette mise sous tension - non seulement par la logique économique, mais par la culture : « tu dois réussir », « tu dois être fort », « tu peux compter uniquement sur toi », « tu dois gagner », « tu es responsable de ton sort ». Cette injonction produit culpabilité, honte, auto-accusation d’autant plus forte quand on est précarisé. Une autre étude explique comment la mauvaise santé mentale renforce à son tour le cercle de la précarité. C’est sans fin, c’est infernal.

La précarité signifie souvent moins de marge de manœuvre, moins d’autonomie, moins de capacité à « être » plutôt qu’« agir ». L’être est subordonné à la survie. Et cette survie - constante, intra-quotidienne - crée une coupure entre le corps et le soi, entre le présent et le futur. L’horizon se réduit : on ne peut plus se projeter, on ne peut plus faire confiance au temps. Cette impossibilité de se projeter est précisément l’inverse de la régulation émotionnelle : l’équilibre implique un équilibre entre passé, présent et futur - la précarité détruit cette structure.

Les conséquences multiples : sur l’individu, sur la société, sur le vivant

Sur l’individu, les effets sont nombreux : tensions corporelles chroniques, troubles du sommeil, anxiété, dépression, comportements d’évitement, hyper-contrôle, incapacité à décider, auto-sabotage. Ces symptômes sont bien recensés. Une autre étude conclut que le taux de dépression, de maladies mentales graves et de suicide augmente avec l’exposition à la privation. Sur le plan cognitif, une étude montre que des soucis financiers réduisent la capacité cognitive disponible dans un contexte professionnel. Sur le plan social, la précarité crée des conditions où les violences ordinaires - éducationnelles, institutionnelles, sexuelles, relationnelles - se reproduisent :

= > moins de ressources = moins de soutien = plus de vulnérabilité. Le trauma devient non seulement individuel mais aussi transgénérationnel.

Sur la société, la logique est perverse = > plus de précarité = plus de tension sociale = plus d’instabilité = plus de santé mentale détériorée = plus de coût social et humain.

Le livre « The Spirit Level » de Wilkinson & Pickett montre que dans les sociétés les plus inégales, les problèmes de santé mentale, de confiance sociale, de criminalité, de mortalité sont bien plus. Sur le plan écologique, cette dissociation collective - vivre sans sécurité, sans horizon - est directement liée à l’éco-dissociation : la déconnexion vis-à-vis du vivant. On survit, on consomme mais on n’habite plus la terre, on n’habite plus le corps, on n’habite plus le lien. On plonge dans l’anthropocène. La précarité financière est donc aussi une violence faite au vivant, car elle empêche la relation, la présence et l’engagement.

Exemple historique : la Grande Dépression (1929–1939)

La Grande Dépression est l’un des épisodes les plus étudiés par les psychiatres, sociologues et historiens pour comprendre comment la précarité financière, la pauvreté et la perte de repères économiques détruisent le fonctionnement psychique d’un pays entier.

Voici ce qui ressort des archives : quand les revenus s’effondrent et que la survie devient un quotidien, le système nerveux collectif bascule dans la dissociation.

Le choc économique se transforme en choc traumatique. Entre 1929 et 1933, le chômage aux États-Unis passe de 3% à 25%, 11 000 banques ferment, des millions de familles perdent leur maison, les bidonvilles apparaissent dans toutes les grandes villes. Le psychologue Gerald Caplan (Harvard, 1964) a étudié les effets psychiques de ces années : « La perte brutale de sécurité matérielle a plongé les familles dans un état de sidération. Le traumatisme est devenu un état social. » Autrement dit, la société entière est entrée en mode trauma.

Des centaines de témoignages, collectés dans le Federal Writers’ Project, montrent à quel point les individus se dissociaient pour continuer à vivre : « Je me levais mais je ne sentais plus mon corps », « Je vivais à côté de moi », « Nous ne pleurions plus, nous n’en avions plus l’énergie », « Les jours passaient sans que je sache ce que je faisais ».

Les derniers travaux de recherche en psychologie n’existaient pas encore mais ces descriptions correspondent parfaitement à ce que les chercheurs appellent aujourd’hui :

➡️ le figement traumatique (freeze)

➡️ la dissociation structurelle

➡️ l’hypervigilance épuisée

Les travaux contemporains, notamment ceux de Bruce McEwen (Yale), ont montré que la précarité prolongée élève la charge allostatique et détruit les capacités de régulation émotionnelle. C’est exactement ce que l’on observe en 1929 : la pauvreté n’a pas seulement créé de la souffrance économique, elle a atomisé le psychisme. C’est ce que la sociologue Ruth Milkman appelle « la tyrannie du lendemain. ». On vit dans le court terme absolu et on ne pense plus. Cette hypervigilance chronique est exactement le mécanisme décrit par Bessel van der Kolk dans Le corps n’oublie rien : « le stress financier constant maintient le cerveau dans un état d’alerte qui empêche toute intégration émotionnelle. »

Autrement dit :

➡️ La pauvreté empêche le cerveau de guérir.
➡️ La précarité maintient le traumatisme ouvert.

Pire, la misère reproduit les violences et devient transgénérationnelle. De nombreuses études (notamment celles compilées par Sara Goldrick-Rab, 2020) montrent que les familles touchées par la Grande Dépression ont transmis : plus d’anxiété, plus de violence éducative, plus de troubles du lien, plus d’alcoolisme, plus de dissociation. Le sociologue Maurice Halbwachs parlait déjà en 1938 de « la pauvreté comme matrice des traumatismes sociaux qui façonnent les générations futures. ».

Finalement, ce que montre la Grande Dépression, c’est que :

➡️Le trauma n’est pas seulement individuel : il est systémique.

➡️La dissociation devient une stratégie nationale de survie.

➡️Le capitalisme crée des traumatismes qu’il ne peut pas réparer.

La pauvreté chronique détruit donc la capacité d’un peuple à se projeter, à se penser par soi-même, à se réinventer, à résister et à proposer.

Une posture politique : redistribuer pour réguler, guérir, relier

Si la précarité financière agit comme un multiplicateur de traumatisme et de dissociation, alors la solution ne peut être que politique. Ce n’est pas un problème individuel à corriger par la seule volonté ou la seule thérapie. Il faut une redistribution des ressources, un cadre économique et social qui permette à chacun de ne pas être en survie, qui permette à chacun de pouvoir revenir à un état de régulation, de présence, d’équilibre, d’action libre. Le rapport de l’OCDE sur les inégalités en santé mentale rappelle que « les facteurs économiques comme la pauvreté, la dette, le logement précaire » sont parmi ceux à cibler prioritairement.

Redistribuer ce n’est pas l’aumône contrairement à l’idée véhiculée par les médias : cela veut dire repenser les structures - fiscalité, salaires, conditions de travail, sécurité sociale, logement, revenu de base, accès à l’éducation, à la santé mentale. Cela veut dire reconnaître que le traumatisme collectif (guerres, colonisation, racisme, exploitation, famine, hostilité, conformisme) trouve un terrain fertile dans la précarité économique. Il faut un traitement national de la dissociation - pas uniquement individuel - et cela passe par la réduction des inégalités. La réduction de la charge de survie permet de libérer de l’espace pour le corps, pour le cœur, pour la présence. Elle permet de sortir de la dissociation, de redevenir sujet, non objet de la survie.

Vers un avenir possible : sortir de la survie, habiter la vie

Imaginer une société où la précarité financière diminue, c’est imaginer une société où le système nerveux collectif peut se réguler. Une société où les individus ne sont plus sous tension permanente, où les familles peuvent projeter un avenir, où les enfants ne vivent pas dans la crainte constante, où le lien social se renforce. Une telle société poserait les bases d’une relation plus authentique au vivant, à soi, aux autres, à la Terre. Une économie qui ne tourne plus à la seule accumulation mais à la soutenabilité.

Pour l’individu, cela se traduit par pouvoir dire non sans rupture, dire oui sans peur, choisir sans pression, habiter son corps sans fuite. Cela se traduit par une liberté concrète : choisir son travail, s’engager, aimer, être dans le monde.

La précarité financière est bien plus qu’un manque d’argent : c’est un mécanisme de traumatisme et de dissociation. Elle bloque la circulation entre le corps et l’être, entre le passé, le présent et le futur. Elle fait entrer l’existence dans la survie. Lutter contre elle n’est pas seulement une question économique. C’est une question de santé psychique, de cohésion sociale, de durabilité écologique. Redistribuer les ressources, réduire la charge de survie, assurer la présence, c’est redonner au corps, au cœur et à la conscience une chance de respirer. Pour sortir de la dissociation - individuelle et collective - et retrouver la vie.

Pour aller plus loin

Dr Adrien Biassin

Thérapeute, docteur, chercheur, enseignant, conférencier, auteur, écoaventurier, multi-créateur, poète de l'âme.

ABONNEZ-VOUS A MA NEWSLETTER

Dr Adrien Biassin
n° de SIREN: 853945491

Newsletter

Abonnez-bous et recevez des nouvelles quotidiennement

Créé avec ©systeme.io