Comment réagir face à la guerre : la compassion lucide, un acte de désobéissance

Comment réagir face à la guerre : la compassion lucide, un acte de désobéissance

Au XXIe, il est devenu presque banal d’être témoin de l’horreur. On aurait pensé que l’effondrement du bloc soviétique amène une nouvelle ère de stabilité et de paix dans le monde ; or les conflits ont explosé de part et d’autre du monde. Chaque jour, sur nos écrans, des villes en ruine, des enfants sous les bombes, des colonnes de civils fuyant la mort.

Ukraine, Gaza, Soudan, Arménie, Congo… qu’ils soient musulmans, chrétiens, bouddhistes, athées, peuples autochtones, le sang qui coule ne fait pas de distinguo sur les drames qui se jouent. La liste s’allonge, indécente, comme un chapelet de douleurs mondialisées. Monde mondialisé, réseau mondialement connecté et nous, spectateurs sidérés, oscillons entre le choc, la colère, la culpabilité et l’impuissance. Nous savons. Nous voyons. Mais que faire ?

Comment ne pas sombrer dans la résignation ou le déni ? Comment rester humain sans être englouti par la souffrance légitime du monde ? C’est une question politique, spirituelle et thérapeutique. Même si la France est en paix militaire sur son territoire national, nous vivons une guerre « ailleurs », nous assistons à la fissuration de la psyché humaine, une déchirure dans le lien au vivant. Cette impuissance vient réveiller nos récents traumatismes collectifs français (guerre de décolonisation, défaite française de 1940, déportation des femmes et enfants sur le sol national, le ticket de rationnement, la grippe espagnole, des millions de morts en 14-18, la défaite française de 1871, le travail à l’usine, les viols, etc.). Comme occidental et français, ce sont aussi ces mémoires anciennes qui se réactivent quand nous assistons par écran interposé à ces guerres, toutes ces blessures non guéries exigent d’être senties, reconnues et transmutées.

La sidération : quand le réel dépasse nos seuils d’humanité

Face aux images terrifiantes des guerres, la sidération nous cueille. T.S Eliot écrivait justement que l’homme est cet animal qui ne supporte pas trop de réalité. L’horreur déborde nos capacités d’intégration, Homo Sapiens Sapiens fige son corps pour survivre à cette acidité brute, il coupe son esprit pour ne plus ressentir, il entre dans un mécanisme appelé la dissociation. Lorsque le danger perçu est trop grand, la psyché sort du corps pour ne pas être détruite. Plusieurs études ont montré que les spectateurs des journaux de télévision qui transmettaient les images des attentats du bataclan subissaient eux aussi une charge émotionnelle aussi forte que ceux qui ont été au cœur de la tempête. L’inconscient ne fait pas la distinction entre la réalité et le réel. Les images de guerre touchent aussi les témoins à distance. L’essayiste américaine Susan Sontag, dans Regarder la souffrance des autres, soulignait combien les images de guerre produisent un mélange paradoxal de lucidité et d’impuissance : elles réveillent la conscience tout en engourdissant la sensibilité. À force de voir, on ne sent plus ; le regard se blinde, le cœur s’anesthésie. C’est ce que la politologue Hannah Arendt redoutait : que le mal, banalisé, cesse d'émouvoir.

Or, perdre la capacité de s’émouvoir, c’est perdre une part de notre humanité, c’est laisser place à la banalisation du mal. Pour sentir ces horreurs sans sombrer, il faut du cadre émotionnel et symbolique, et c’est précisément ce que notre modernité, saturée d’informations, a désintégré. Que reste-t-il au XXIe siècle en France comme capacité collective à supporter l’insupportable ? L’alcool, le tabac, la caféine, toutes ces substances légales, létales et addictives qui contiennent la cocotte-minute prête à exploser.  

La culpabilité : vivre en paix dans un monde en guerre

Beaucoup d’entre nous connaissent cette culpabilité du témoin protégé : manger, rire, aimer, faire l’amour, s’amuser, créer, peindre pendant qu’ailleurs, des corps tombent, des membres sont amputés, des femmes et des enfants perdent subitement la vie. Une culpabilité ancienne, déjà relevé lors des campagnes de guerre de l’Empire romain ou plus récemment décrit par Primo Levi dans Si c’est un homme, lorsqu’il observe le « retour du monde » après Auschwitz : comment ceux qui savent peuvent-ils continuer à vivre ? Cette culpabilité est saine dans la mesure où elle témoigne de notre lien éthique au monde. En revanche, elle devient toxique lorsqu’elle tourne à l’autoflagellation, au refus de la joie ou à l’inaction. On ne répare pas avec la culpabilité. Pire, cette posture aggrave le cas psychique de la personne témoin, elle peut à son tour développer des maladies, c’est ce qu’on appelle la somatisation. Le témoin, sans le savoir, réactive émotionnellement des parts inconscientes de son histoire personnelle, familiale et collective. Cette culpabilité oppressante et inhibant peut se transformer en responsabilité incarnée, selon la logique chère à Viktor Frankl, rescapé des camps, pour qui « l’homme est celui qui est capable d’assumer sa responsabilité dans la tragédie ».

L’impuissance : un seuil initiatique

Nous ne choisissons pas ce que le monde fait, mais nous choisissons qui nous devenons en le regardant. J’irai plus loin : en coupant vos capacités à ressentir, à vivre, à vous émouvoir, à la joie vous permettez aux bourreaux qui persécutent et massacrent les victimes d’intérioriser leurs folies de destruction. Par ailleurs, si vous luttez continuellement contre eux, vous serez influencé par leur psyché, car il vous faudra utiliser les mêmes techniques pour les combattre. Il devient difficile de garder la distance et d’être détaché des bourreaux, ils vous influencent dans l’intime. Lorsque nous nous laissons envahir psychiquement par la violence des bourreaux, ce n’est plus seulement la chair des victimes qui est atteinte, mais l’esprit collectif. C’est une colonisation de la psyché, une contamination du vivant intérieur.

Or, notre époque confond la puissance avec la maîtrise, et face à la guerre, nous ne maîtrisons absolument rien. Émerge le sentiment d’impuissance, ce qui est insupportable pour la structure psychique occidentale façonnée par la modernité, à savoir la technique et la volonté. En réalité, je pense, comme le psychiatre Jung, que cette impuissance est une porte initiatique ; la traverser est nécessaire dans le processus d’individuation : ce moment où la toute-puissance du moi s’effondre ouvrant à une dimension plus vaste du Soi. Le moi qui doit rester fort pour éviter la dissolution laisse place au Soi qui ordonne et oriente l’aspiration du conscient vers la Totalité, un lieu où l’opposition des contraires est suspendue. En acceptant notre impuissance, nous reconnaissons nos limites et donc notre appartenance à une trame plus grande. On passe du contrôle à la confiance, du faire à l’être.

Dans la mystique chrétienne, de Maître Eckhart à Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Etty Hillesum ou Simone Weil, ils disent tous qu’à un moment du chemin, l’être humain doit faire l’expérience de son impuissance absolue. Pour eux, c’est ce qu’ils appellent souvent la « nuit obscure », le moment où toutes les sécurités s’effondrent : la foi, la volonté, les repères, le sens même de Dieu. Tant que l’on cherche à tout résoudre, à tout comprendre, on reste dans le domaine du moi. Quand on se reconnaît impuissant, le moi abdique et l’âme s’ouvre. Les traditions chamaniques connaissent le même passage, mais sous une autre forme : la mort initiatique. Ce moment de dépouillement total est ce qui lui permet ensuite de renaître, relié à la dimension invisible. C’est parce qu’il a connu l’impuissance, la mort symbolique du moi, qu’il devient pont entre les mondes. Les traditions parlent de « se laisser mourir pour pouvoir soigner ».

Sentir sans sombrer : accueillir le chagrin du monde

L’éco-philosophe Joanna Macy, récemment décédée, m’a profondément marqué. Dans son livre, elle parle de cette « douleur pour le monde » — une expérience spirituelle et politique que notre culture moderne s’efforce de refouler. Pour Macy, la tristesse, la peur ou la colère ne sont pas des faiblesses à corriger, mais des signaux de notre appartenance au vivant. Elles révèlent que notre système émotionnel, loin d’être défaillant, fonctionne encore. « Nous ne pleurons que ce que nous aimons », écrit-elle.

Cette intuition rejoint ce que Hannah Arendt appelait la vita activa : la capacité de se laisser affecter par le monde comme condition de toute responsabilité. Le philosophe Emmanuel Levinas désignait par le « visage de l’autre » cette altérité qui nous convoque éthiquement avant toute volonté. Sentir la douleur des victimes, c’est donc reconnaître que le cœur n’a pas cédé au nihilisme si propre à l’Occident ; que malgré l’horreur, quelque chose en nous continue de répondre au monde.

Pour que cette douleur ne se transforme pas en désespoir, pour ne pas sombrer, nous devons réapprendre ce que Carl Rogers appelait une écologie des affects : l’art d’habiter nos émotions sans les fuir ni s’y noyer.

Or, les institutions républicaines nous enseignent à raisonner, à argumenter, à maîtriser, non à ressentir, à accueillir, à s’émouvoir, à se relier. Comme les émotions sont des mouvements de vie, des forces naturelles, elles réclament d’être reconnues, traversées, accueillies.

  • Nommer les émotions : leur donner un langage pour qu’elles cessent d’être des orphelines psychiques.

  • Les laisser traverser le corps : pleurer, trembler, entrer en colère pour se libérer. Comme le montre Bessel van der Kolk dans Le corps n'oublie rien, le corps conserve la mémoire du trauma ; il a besoin d’expression pour guérir.

  • Les recueillir : allumer une bougie, écrire un nom, marcher en silence autant de gestes symboliques que l’historien Mircea Eliade aurait reconnus comme des rites de passage, permettant de métaboliser la fameuse porte de l’individuation.

  • Les partager : dans des cercles de parole ou entre amis, car, comme le rappelle Ivan Illich, aucune guérison n’est purement individuelle ; elle est toujours relationnelle, communautaire, politique.

L’esprit humain n’est pas séparé de l’écosystème, il en est un nœud. Lorsque nous pleurons pour le monde, c’est l’écosystème lui-même qui pleure en nous. L’émotion devient une énergie de transformation, elle recircule entre le corps, le cœur et le Vivant.

La compassion comme antidote au nihilisme

Dans un monde saturé de détresse, l’empathie brute devient parfois un piège.
Nous absorbons la souffrance des victimes, nous portons la douleur du monde comme un fardeau croyant qu’il s’agit là d’amour. Cette forme d’identification totale, si elle n’est pas soutenue par la conscience, conduit à la compassion épuisée dont parle la psychiatre Tania Singer : un effondrement émotionnel où la douleur de l’autre devient insupportable parce qu’elle n’est pas transformée.

Comprendre avec le cœur, c’est un art politique autant que spirituel. C’est refuser à la fois la froideur du cynisme et la fusion de la victimisation. C’est une voie du milieu, où la lucidité n’éteint pas l’amour et où l’amour n’aveugle pas la lucidité : la compassion lucide, une forme de lucidité courageuse. Elle nous engage à voir le monde tel qu’il est, sans détourner le regard, mais sans céder non plus à la haine.


Hannah Arendt, encore elle, dans La Condition de l’homme moderne, distingue la pitié — qui cherche à « souffrir à la place de l’autre » — de la compassion, qui reconnaît la souffrance sans se substituer au souffrant. Elle en fait une vertu politique : un espace de relation juste, non de fusion, où la dignité de l’autre est préservée.
Là où la pitié enferme, la compassion relie. Elle n’efface pas la différence, elle la traverse.

Dans cette perspective, la compassion n’est absolument pas apolitique : elle est le fondement d’une politique du lien. Elle refuse la logique de la domination et de la vengeance, elle désarme sans se soumettre. La compassion devient un acte de désobéissance radicale.

Elle s’oppose à la logique du mépris, au cynisme qui gangrène nos sociétés, elle refuse l’indifférence institutionnalisée et l’indifférence algorithmique. Elle refuse qu’on fasse du malheur un flux parmi d’autres, elle refuse le dogme selon lequel la sensibilité serait une faiblesse et rappelle que sentir est encore une forme de résistance.

La compassion, cette insurrection du cœur : une révolte douce de ceux qui croient encore à la possibilité du lien, reconnaître que tout est relié, et qu’en blessant l’autre, c’est nous-mêmes que nous blessons.

La compassion lucide devient alors une force politique du vivant :
elle ne répare pas tout, elle empêche le pire : le basculement dans la haine, l’indifférence ou la désespérance. C’est le pouvoir de commencer quelque chose de neuf dans un monde qui tend à la répétition de la violence. L’écologie des émotions rejoint ici la politique : prendre soin du monde, de soi et des autres.

Dr Adrien Biassin

Thérapeute, docteur, chercheur, enseignant, conférencier, auteur, écoaventurier, multi-créateur, poète de l'âme.

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